Témoignage > Bérenger de Miramon Fitz-James









[...] Nous avons connu Joseph Bonnet peu après sa sortie du Conservatoire, l’avons suivi au cours de sa brillante carrière et nous honorons d’avoir été de ses amis.
[...] «Sans être plus doué et plus virtuose que beaucoup d’autres, nous dit notre ami Alexandre Cellier, Guilmant a laissé le souvenir de l’exécutant le plus complet et intelligent de tous: rythme parfait, «legato» impressionnant, mise en valeur musicale d’une conscience incomparable... Tout en faisant preuve de la plus bienveillante impartialité vis-à-vis de tous ses élèves, notre Maître ne cachait pas sa prédilection pour les qualités et surtout la conviction de Joseph Bonnet et le citait en exemple à ses condisciples.» [...] Alexandre Cellier, qui assistait comme tireur de jeux les quatre concurrents [au concours pour le poste d’organiste titulaire de Saint-Eustache], nous a rapporté que Guilmant avait fait observer à ses collègues combien l’orgue de Saint-Eustache, à cette époque lourd et mal alimenté en vent, avait sonné plus nettement sous les doigts de Joseph Bonnet que sous ceux des autres candidats, et cela grâce à son souci constant de rigueur rythmique. Une des caractéristiques de son talent était en effet cette autorité rythmique qui conférait à son jeu une clarté et une puissance singulières. Nous l’avons entendu en 1910, au cours d’un séjour de vacances qu’il faisait en Vaucluse chez un de nos parents, consacrer de longues heures à travailler sur un médiocre harmonium à pédalier, dans l’esclavage du métronome et dans un «tempo» très lent, des Allegros de Sonates en trio et des Fugues de J.-S. Bach. Ce n’est qu’après cette régulation minutieuse de son «legato» et de son «staccato» qu’il se considérait en droit de prendre les libertés nécessaires à l’expression de son émotion personnelle; c’est en grande partie par ce moyen que, [...] sans l’adjuvant de puissantes sonorités, il donnait aux grandes Fugues de J.-S. Bach l’aspect d’un fleuve impétueux et calme s’écoulant entre des fortes digues et, dans le «stretto», s’en libérant pour déboucher en pleine mer. [...]

Il se montrait également l’héritier des traditions de Guilmant par son souci et son art de la registration. Non content de composer ses programmes et de préparer ses exécutions avec un soin extrême, il étudiait les conditions acoustiques des nefs et des salles où il était appelé à se faire entendre et comprendre. Ainsi, après la réfection de son orgue de Saint-Eustache, pour adapter ses registrations aux nouvelles ressources de l'instrument, il les a minutieusement refaites avec le concours d'une de ses élèves préférées, Mlle Geneviève de la Salle. La console des claviers de Saint-Eustache étant fortement engagée sous le corps principal de l'orgue, l'exécutant ne s'entend pas assez nettement pour être assuré de l'équilibre et de la portée de ses sonorités. Pendant de longs jours, Joseph Bonnet placé "au point optimum" de la nef, a écouté Mlle de la Salle échantillonner toutes les œuvres de son répertoire et, par le téléphone reliant le chœur à la tribune, il a corrigé inlassablement et fixé ses registrations.
[...] Vers 1912, le grand violoniste belge, Eugène Ysaye, avait porté son choix sur Joseph Bonnet pour exécuter à la salle Gaveau, avec accompagnement d’orgue, la Chacone de Vitali. [...] Nous revoyons, à plus de trente ans de distance, la puissante stature d’Ysaye, debout à côté de la console de l’orgue, exécutant de mémoire, dans un style d’une noblesse incomparable, cette œuvre célèbre. Nous entendons la version organistique concertante, établie par Joseph Bonnet avec une variété et un à-propos dans la registration qui en soutenaient constamment l’intérêt; et lorsque se sont alliées dans une triomphale péroraison les sonorités largement étalées du violon et celles, jusqu’alors contenues, du «tutti» de l’orgue, nous avons vécu une minute inoubliable. [...]

Nous nous rappelons aussi un concert avec orchestre qu’il donna en 1908 à Marseille, où sa jeune maestria provoqua l’enthousiasme délirant d’un public généralement indifférent à l’orgue et à sa littérature, et où il exécuta en bis un Matin Provençal, qu’il avait écrit la veille, pour traduire l’impression lumineuse et mouvementée produite sur lui par le spectacle et le tumulte du grand port méridional.
Car dans le feu de la jeunesse et la conscience des audaces que lui permettait son habileté technique, Joseph Bonnet a présenté au début de sa carrière, le double aspect d’un organiste d’église, soumis sans doute aux convenances liturgiques et d’un organiste mondain, romantique, voire romanesque. Nous ne donnons à cette qualification d’organiste mondain aucun sens péjoratif. Accueilli dans les salons dotés d’un orgue, il y venait travailler commodément et assidûment; mais entouré et encensé par ses hôtes, il lui arrivait, pour satisfaire à leur goût, de demander à son instrument l’expression des passions humaines les plus orageuses. (Encore que, dans ces cadres profanes, on entendit moins de «musique de salon» que dans certaines églises). [...] Au demeurant, organiste liturgique ou romantique, il n’a jamais varié dans son respect pour son instrument, pour les auteurs qu’il interprétait et dans sa sévérité envers lui-même. [...]
Nous en venons à l’heure où sa réputation mondiale s’affirme avec le plus d’éclat où, cédant aux impératifs de sa vie intérieure, il renonce à la composition, subordonne sa transcendante virtuosité à un culte plus fervent des Maîtres qu’il interprète, se fait le champion de l’orgue liturgique et de la doctrine de Solesmes. Cette épuration de son idéal artistique n’a été ni soudaine, ni due à l’influence de tel ou tel directeur de conscience; elle lui a été imposée par la seule conviction qu’il trouvait dans l’accord de ses croyances religieuses avec la beauté et la pompe liturgique, une source de paix et une vraie satisfaction d’âme. Evolution, ascension réfléchie, et qui, se produisant à l’apogée de sa renommée, porte incontestablement la marque de la sincérité et du renoncement. De ce jour, la vie artistique de Joseph Bonnet est inspirée et informée par sa foi. [...] Il séjourne fréquemment à Solesmes où, dit-il, «on respire l’air des hauteurs»; il se fait un bréviaire de l'Année Liturgique1 de Dom Guéranger, et s'inscrit comme oblat bénédictin. Il contribue à la fondation de l'Institut grégorien de Paris [...] et en est le président jusqu'à son dernier jour [...]

La guerre ouvre le dernier stade de sa féconde carrière. En novembre 1939, en janvier 1940, il n’hésite pas à aller donner des récitals en Belgique, en Suisse et, en avril, dans les Balkans, où pèse lourdement l’influence allemande, pour y faire passer le souffle artistique de la France. [...] En juin 1940, [...] deux jours avant l’entrée des Allemands, il joue pour la T.S.F. à Saint-Eustache, les trois Chorals de Franck. Il peut ensuite, par miracle, quitter Paris pour aller remplir son rôle d’ambassadeur de l’Art français en Amérique du Nord. Il a, en effet, signé avant la guerre un contrat pour une tournée de concerts dans ce pays et ne veut pas manquer à sa parole; le ministre des Affaires étrangères le lui demande d'ailleurs instamment. [...] De New-York, il nous écrit en 1941: il a donné des récitals au profit de nos prisonniers et d’œuvres françaises. Le nom de Jehan Alain figure sur ses programmes. Il veut être exactement informé des épreuves et des deuils que la guerre a fait subir à ses confrères, car il se propose de susciter en leur faveur la générosité américaine. [...]
Il passe l’été 1944 au Canada, dans un modeste hôtel de Sainte-Luce-sur-Mer. C’est là que, le 2 août, subitement terrassé, il meurt [...]. Un mois passe et [...] sur l’invitation du Prieur de Saint-Benoît-du-Lac (Canada), après un office chanté par les moines, l'oblat bénédictin Joseph Bonnet est inhumé dans le cimetière de ce Monastère. Sur son cercueil, porté par huit religieux convers, s'étale un drapeau français et sont posés deux bouquets de fleurs des champs. [...]

"Joseph Bonnet (1884-1944)", L’Orgue, avril-juin 1947
(avec l’aimable autorisation des Amis de l’Orgue).

1 L'Année Liturgique (1840-1901) par les bénédictins de Solesmes, Dom Guéranger et Dom Delatte: ouvrage monumental sur l'esprit de la Liturgie, ses réglementations et le détail de chacune des fêtes avec de nombreux extraits de textes religieux et littéraires. NDLR.